"Auschwitz"

Henry Bulawko – Biblioteca Popular Judia


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans mon livre de souvenirs sur Auschwitz, « Les jeux de la Mort et de l’Espoir » (ed. Montorgueil), j’évoque à plusieurs reprises les camarades Grecs que j’ai rencontrés. Dans mon témoignage, je relève ma première rencontre avec eux. Je cite :

« Parmi les « organisateurs » (débrouillards) les plus estimés, figurent les Grecs. Ils sont venus à Auschwitz à peu près en même temps que les Juifs de France (probablement en 1943). Le premier hiver les a vus tomber comme des mouches. Certains ont tenu le coup. Peu d’entre eux ont des galons. Ils sont « débrouillards » (ce qui était le propre de tout déporté en quête d’aliments), mais ne savent pas tuer.

Mais pour ce qui est d’organiser, ils sont imbattables.

J’ai assisté, derrière les cuisines où nous allions chercher des ordures à manger, à une bataille épique et d’une cruauté exceptionnelle. Une immense cuvette de déchets de cuisine avait été apportée pour le gros berger qui gardait la baraque. Le chien était enchaîné. Il n’avait pas faim et laissait la cuvette étalée sous nos yeux avides, un véritable festin de roi : des os, des morceaux de patates et de carottes, des feuilles abîmées de choux et que sais-je encore ?

Trois Grecs engagèrent la partie; Pendant que l’un d’entre eux attirait le chien, les autres tentaient d’enlever la cuvette. Mais la bête veillait sur son bien et bondissait en hurlant à vous faire frémir. Plusieurs fois, le chien mordit ses adversaires, déchirant les vêtements. Mais ils ne renoncèrent pas.

Je les regardais faire, n’osant intervenir malgré une faim lancinante. Le chien me terrifiait littéralement.

Combien de temps dura la bataille ? Je ne sais. Un quart d’heure peut-être. Par miracle nul SS ou Kapo n’intervint.

Et, finalement, le chien lança un lugubre hurlement de douleur. La cuvette pleine de victuailles lui avait été arrachée. La ruse avait triomphé de la force (enchaînée). Les trois Grecs, sous mon regard envieux, se partagèrent le trésor conquis de haute lutte.

Cela dit, les Grecs eurent plus de mal à supporter le climat. La faim et le froid eurent raison de nombre d’entre eux.

Par la suite, j’ai travaillé avec un groupe de Grecs. Ils étaient francophones et je leur servais d’interprète (mon yiddish s’était quelque peu germanisé).

Un dernier souvenir me ramène à la dramatique évacuation du camp fin janvier 1945. Ce fut la « Marche de la mort ». Les SS nous pourchassaient, tiraient dans le tas pour nous faire avancer. Avec mon camarade Robert Sussfeld, nous soutenions cet homme de cœur et de courage qui s’appelait Salmona, originaire de Florina où il vendait des primeurs.
Tout en marchant, il évoquait sa Grèce natale. Brusquement il se tut, fit quelques pas en silence et, murmurant « c’est fini mon ami », il s’écroula.

Poussés par les suivants qui craignaient la balle meurtrière (les SS tiraient dans le tas) nous dûmes aller de l’avant.

Pendant une halte devant le camp (vidé) de Blechammer, je réussis à m’évader et à passer d’une baraque à l’autre, m’éloignant du groupe gardé par des SS, visiblement inquiets, ne sachant où aller (ce qui ne les empêchait pas de tirer sur les déportés à bout de force).

Après quelques jours passés entre les deux feux (les obus russes croisaient les obus allemands), un camarade Grec (souvenons-nous qu’ils parlaient le français) m’annonça que les Russes étaient là.

Bien qu’il y eu là quelques dizaines de Français (et des gens de tous pays, travailleurs civils, prisonniers de guerre, déportés évadés), je choisis de m’installer dans une baraque aménagée par mes camarades Grecs (avec lesquels j’avais travaillé à Jaworzno).

Nous restâmes là jusqu’à la tentative allemande de lancer une contre-offensive sur l’Oder. Nous partîmes alors pour l’arrière où nous nous dispersâmes.

A Katowice, je retrouvai un noyau de camarades Français, hommes et femmes. Nous restâmes ensemble jusqu’à notre départ fin avril pour Odessa.

Le navire qui ramenait les survivants (prisonniers de guerre et STO inclus) fit une halte aux Dardanelles (où des Grecs descendirent), à Naples (pour les Italiens) puis à Marseille.

De là, je pris le train pour Paris avec mon camarade Shlomo Mendelsohn qui nous servit d’interprète avec les Polonais et les Russes.

Mais ceci est une autre histoire.
Comme on le voit, je n’ai pas oublié mes camarades Grecs avec qui j’ai passé plusieurs mois de captivité et quelques mois en homme libre, ou plutôt faisant l’apprentissage de la liberté retrouvée.