Angèle Saül : « DJOHA, DJOHAYA, nouveaux contes judéo-espagnols »

(éd. Biblieurope, 2009).

 

Connaissez-vous DJOHA, ce personnage mythique de la culture judéo-espagnole ?

On le retrouve tout autour de la Méditerranée sous un nom proche de celui-ci.

On le dit benêt, rusé, rebelle, mais il peut être aussi poète et philosophe…

Et DJOHAYA, sa soeur ? Personnage imaginé. Une nouveauté sur cette toile de fond ! Rebelle et indépendante, éprise de liberté et de justice, elle vole au secours

des faibles, les soigne avec les médecines de l’époque, se joue des structures traditionnelles.

 

 

 

 


 

Vous pouvez lire ce texte transmis par Angèle :

Djoha (conte moral)

Connaissez-vous Djoha ? Ce personnage qui habite l’imaginaire des peuples d’Orient et d’Afrique du Nord. On le retrouve au Liban, en Egypte, en Turquie, au Maroc, en Tunisie, etc., sous un nom proche de celui-ci.

Je vous invite à suivre ses aventures.

Djoha naquit dans la Turquie des Sultans. Ses ancêtres juifs, exilés de Jérusalem, puis d’Espagne avaient trouvé refuge dans ce pays d’abondance.

« Chaque homme y vivait en paix à l’ombre de son figuier ». C’est ce que les Anciens nous ont transmis et aimaient nous raconter. Devenus commerçants, négociants, diplomates et même ministres, ils apportèrent leur contribution par leur travail et leur savoir-faire. Le pays prospérait et la vie se déroulait comme un long fil.

Ces derniers temps, son esprit le tourmentait, le torturait même. Chaque nuit, en regardant la lune, il tentait de découvrir les signes cachés, envoyés par l’univers. Mieux, le jour, il essayait de décrypter dans le marc de café les messages laissés par les traces noires au fond de sa tasse, voulant connaître son avenir. Pour quelle raison ? Parce que Djoha était amoureux pour la première fois. Il nourrissait en cachette l’espoir de serrer dans ses bras Estreya, (Etoile) jeune fille douce et pure, unique enfant del Sinyor Kalatchi (de Monsieur Kalatchi). Comme tout père, celui-ci recherchait la perle rare qui ouvrirait la porte des délices à su bilbiliko (rossignol), su hanumika (petite chérie). Les prétendants défilaient, se succédaient Chabbat après-midi dans la belle demeure. Malgré tout, Djoha avançait en confiance sur le chemin de su mazal ( de sa destinée).

Son cœur guidait ses pas. Il se mit en tête de devenir un homme honorable et respecté de tous afin de mériter les grâces de su donzeya (de sa belle) et les bénédictions du père. Tournant et retournant le problème dans tous les sens, il en conclut que l’argent, oui, seulement l’argent, lui ouvrirait les portes du bonheur.

A présent que tout était limpide dans son esprit, il lui fallait répondre à la question : comment ? Comment en gagner ? Il chercha, chercha, chercha. Ses idées foisonnantes débordaient, l’envahissaient. Faire un choix dans une tempête d’orientations possibles lui semblait une épreuve insurmontable. Il priait le Créateur pour qu’une seule idée lui apparût.

Un bon matin, les pensées claires, il prit le chemin du Palais. Dévoilant son nom, les portes s’ouvrirent. Face à face avec le Grand Vizir, après les salutations d’usage, il posa la question : « Majesté, savez-vous pourquoi la terre ne tourne pas rond ? » Le Grand Vizir s’assit, désemparé, convoqua ses ministres, ses généraux et même les devins car la question était d’une grande importance. Personne ne sut résoudre cette énigme. Les regards se portèrent sur Djoha qui déclara :

« Si la terre ne tourne pas rond, c’est qu’elle tourne à l’envers. Et, ajouta-t-il, je suis le seul à pouvoir la remettre à l’endroit. »

Le Second Ministre lui demanda ce que le Sultan et la Sérénissime Cour pourraient tirer comme avantages s’il remettait la terre à l’endroit.

« Le peuple ne se plaindra plus de ses misères et son Altesse, le Sultan vénéré, sera adulé, aimé jusqu’à la dixième génération. La félicité emplira le monde et fera de vous des hommes riches aux pouvoirs sans limites ».

Ces mots firent l’effet d’un feu d’artifice. Chacun se voyait déjà entouré de coffres remplis de pépites d’or et de brillants aux mille facettes leur renvoyant leur propre image.

« Mais pour exécuter cette tâche, avoua Djoha, il me faut 100.000 piastres.»

Ma barbe pour ce miracle, se dit le Grand Vizir. Ma curiosité est au zénith. Il remit l’argent sans broncher.

Les poches bien remplies, Djoha psalmodia des mots incompréhensibles accompagnés de gestes bizarres, dans une espèce de danse inspirée, le tout à reculons, « Car, avait-il annoncé, c’est le seul moyen de remettre notre bonne vieille terre à l’endroit.

– Je sens, je sens ! La terre retrouve son mouvement ! Les planètes vibrent harmonieusement ! Tout va changer à présent ! Soleil et lune dansent dans le vent ! »

Puis il quitta le salon, ravi d’avoir impressionné son auditoire.

Si la première partie était gagnée, il lui fallait imaginer la suite des événements. Aussi agile qu’un acrobate, son cerveau lui concocta un nouveau plan. Arrivé au port, notre ami réunit les colporteurs, les cireurs de chaussures, les distributeurs d’eau et de limonade et même la diseuse de bonne aventure, la zingana (la gitane). Il leur révéla son dessein.

Quelques pièces en poche, tous se dirigèrent vers la place du marché, dansant et chantant à tue-tête : «  La vie est belle ! Le peuple est heureux, le peuple est heureux ! Vive notre Sultan, vive notre Grand Vizir, vive la Cour ! » La nouvelle parvint aux oreilles des Grands du royaume. La liesse de la foule témoignait bien qu’un miracle avait eu lieu. Le Sultan récompensa son Grand Vizir.

Le soir venu, seul en tête à tête avec son argent, Djoha songeait : ce n’est pas encore suffisant pour que je sois un homme digne et valeureux.

Une fois de plus, il fouilla dans sa boîte à idées, mais, fatigué de réfléchir, se rendit à la Kanda del kyupri (à l’Auberge du pont) pour boire un raki avec l’aboutaraho (la boutargue). Là, il entendit une conversation qu’il n’aurait jamais dû entendre. Un voyageur attablé affirmait à voix basse à un marin de passage que le Grand Vizir était un mélancolique que les médecins ne parvenaient pas à soigner, maintes fois surpris par ses servantes, ni lavé, ni coiffé, ni habillé. Ce fut suffisant pour Djoha… une idée venait d’éclore.

Le lendemain, notre homme, une fois de plus, emberlificota les gardes par de belles paroles, et distribua des bakchichs (pots de vin). Le passage était libre.

Le Grand Vizir l’accueillit au lit, dans une chambre noire alors que, dehors, le soleil offrait généreusement sa lumière. «Votre Majesté, je peux vous vendre un peigne unique en son genre…, il retire une à une toutes les idées noires. Essayez-le et vous verrez ». Le haut dignitaire prit le temps de se coiffer devant la glace, trouva son visage plus rayonnant, eut même la sensation qu’il était un bel homme. Lavé, habillé, parfumé, sa vie refleurit.  « C’est bien vrai, dit le Maître, ton peigne est magique, mes idées noires ont quitté mon esprit.»

Récompensé pour cet acte jugé utile à tout le Royaume, Djoha reçut le double de la somme demandée. Il remercia Dieu, el Sinyor del Mundo (Le Maître du Monde) de l’avoir soutenu dans cette entreprise, lui promettant d’aider à son tour les pauvres des rues.

Comptant et recomptant sa fortune, il fut déçu de constater que sa cassette en bois sculpté était encore à moitié vide. Il s’allongea sur son tapis d’Orient, entouré de ses coussins moelleux cousus de fils d’or, fredonnant les romances rapportées d’Espagne où les hommes souffrent, comme lui, de chagrins d’amour.

Yo m’enamori d’un aire, d’un aire  d’una mujer, muy hermoza, linda de mi

korazon. (Je me souviens d’un air, de l’air d’une femme si belle, beauté de mon cœur.)

Ses larmes roulèrent sur le dos d’un ver luisant, tombé par hasard, qui se tortillait sur le tapis. J’ai une idée, une bonne idée ! se dit notre ami.

Le lendemain matin, il s’en retourna au Palais, s’adressa aux gardes en habits rouges postés devant la grille. « Soldats ! Je suis révolté ! Je viens d’entendre des bateliers sur le fleuve qui se moquaient de notre Grand Vizir, affirmant qu’il ne pourra jamais conquérir Jérusalem car sa cervelle ne remplit pas la tête d’un oiseau ! Mais moi, je peux lui transmettre le moyen d’être une lumière, un homme intelligent dont la sagesse rayonnera au delà des frontières.» Et il repartit sur son âne espérant pouvoir un jour, monter sur un cheval comme les dignitaires musulmans.

Convoqué d’urgence par le Grand Vizir, il s’en revint au Palais. « Que peux-tu pour moi ?

– Voici, je dors toutes les nuits entouré de cent lucioles. Elles illuminent ma conscience et me soufflent des solutions à tous mes problèmes. Je vous conseille d’essayer.

Dès le coucher du soleil, le Grand Vizir partit se reposer, espérant trouver le sommeil. Mais les petites lumières l’empêchaient de rejoindre les bras voluptueux de la nuit. Alors, pour la première fois de sa vie, le Grand Vizir se mit à penser. A penser seul, sans ses ministres ni ses généraux. Là fut le miracle. Face à lui-même, les solutions se posèrent une à une dans le creux de sa main. Comblé, le Grand Vizir avoua à son ami que les vers luisant avaient fait de lui un homme… éclairé et lucide à présent.

Récompensé, Djoha échangea ses piastres contre des lingots d’or. Ceux-ci avaient fière allure dans la cassette en bois sculpté. Le sourire et le regard de sa belle lui apparaissaient chaque fois qu’Il les faisait tinter.

Mais, pour être à ses propres yeux un homme vraiment estimable, il lui fallait encore découvrir une idée. Son regard se posa sur un nuage qui prit la forme d’un visage, la bouche semblait l’interpeller. Le déclic fut immédiat. Il se souvint des paroles du Rabbin : « Que les Anges s’adressent aux hommes qui sont prêts à entendre. » Enfin, il tenait une nouvelle rose sortie de son jardin secret: une idée.

Cheminant sur les routes avant le lever du soleil, il demanda une audience au Maître des Lieux et engagea franchement la conversation : « Votre Majesté, je regardais tranquillement un nuage et celui-ci m’a parlé. Il m’a prié de vous apporter ceci. »

Il lui tendit un coquillage bleuté. « Si vous prenez le temps d’écouter, l’Ange du ciel vous guidera pour gouverner. » Le Grand Vizir posa son oreille mais n’entendit qu’un brouhaha rappelant le bruit des vagues de la mer.

Djoha lui demanda de fermer les yeux, d’entrouvrir les lèvres afin que de nouveaux mots puissent trouver leur chemin vers la liberté. Le Grand Vizir fut surpris : les mots justice, paix, loyauté, partage, échange, s’imposèrent à lui.

Il comprit que c’était là le secret pour diriger un pays. Explosant de joie, il prit son ami dans ses bras. «  L’Ange m’a parlé ! L’Ange m’a parlé ! »

Le Grand Vizir paya en lingots d’or et embrassa même la main de Djoha. Bueno (bon), se dit notre homme, il a enfin entendu sa conscience. Le pays, bien gouverné, devint prospère et, lorsque le carrosse du Grand Vizir traversait la ville, les gens du peuple criaient sincèrement « Nous sommes heureux de vivre dans notre pays ! »

Malgré cela, les janissaires envoyés par les Vizirs, ligotèrent Djoha, lui administrant cent coups de bâton. « Mais pourquoi ? » hurlait notre homme à chaque sensation douloureuse.

« Parce que si le monde ne tourne pas rond, » lui dit le Grand Vizir,  ce n’est pas parce que la terre tourne à l’envers, mais c’est la faute des gouvernants qui doivent diriger le peuple autrement.»

« Je vois, lui dit Djoha, vous êtes clairvoyant, à présent. Je vous ai peut-être embobiné mais je ne méritais pas cette correction ! »

Il promit une fois pour toutes de ne plus tromper son monde pour arriver à ses fins.

 

En signe de reconnaissance, c’est au Palais que Djoha se maria. Le Grand Vizir avait convaincu le père de la jeune fille que Djoha était un fin stratège, un homme intelligent. Elevé au rang de Ministre-Conseiller par le Sultan lui-même, il rayonnait dans son habit doré.

Estreya, qui n’avait pu donner son avis sur son mariage, découvrit un homme amoureux, attentionné, plein d’humour et de joie de vivre.

A ce jour, Djoha est père. A ses cinq enfants, il apprend comment avoir des idées dans la vie para tener bwelta de meoyo (pour faire preuve d’ingéniosité). Mais dans un seul but : faire le bien sur terre et le partager avec ses semblables.

Angèle Perla Saül